samedi 1 mars 2014

TERMINUS

Chaque fois qu’il sortait dans la rue le soir, Grégoire Lupus était à la fois surpris et content de n’y rencontrer personne. Cela provoquait en lui un sentiment contradictoire et complexe. Le monde lui appartenait, mais il était vide. Les portes closes l’accusaient en silence de rôder, de refuser sa contribution à l’élaboration d’un monde meilleur où chacun aurait enfin droit au Bonheur. Peu à peu cependant, la contradiction était noyée par le flot de son petit discours personnel où il n’y avait pas davantage de place pour un bonheur à venir que pour une soumission aveugle en attendant.

Grégoire rêvassait. Il scrutait et il furetait. (…le frémissement des arbres entrecoupé parfois du ronronnement de pneus se frottant à l’asphalte…) Il parcourait en long et en large son triste royaume de rues désertes, y croisant parfois un autre fantôme souvent apeuré. Il s’arrêta dans un parc pour fumer, histoire de transformer les contours du néant. Puis, quand il fut rassasié de la douceur de l’air, que le sourire intérieur aiguisa sa curiosité d’observer quelques « vivants », il se dirigea vers le Terminus.

Le Terminus… haut-lieu de la puanteur… baraque croulante et crasseuse… immonde magma olfactif… suprême illustration de l’accueil alors réservé aux minables voyageant en autobus…

On y trouvait, outre les voyageurs en transit (aisément reconnaissables à leur façon de s’agiter sans arrêt), les réguliers, composés essentiellement d’homosexuels plus ou moins refoulés, d’ivrognes ramollis et de miséreux édentés discutant de la pluie-pis-du-beau-temps au comptoir d’un simili-resto en mâchouillant un hamburger dégoulinant de gras, sirotant un café-lavasse, fumant un mégot jauni ou se rongeant tout simplement les ongles. Grégoire installa sa détonnante jeunesse au beau milieu de ce joyeux ramassis d’épaves et se fit servir (histoire de prouver la sincérité de son désir d’intégration) un cheese-moutarde-bien-cuit qu’il avala aussitôt à grosses bouchées en se laissant envahir par le vacarme de la cuisine, des conversations, le grondement étouffé des autobus, l’appel des voyageurs… Il était là tout absorbé, l’œil vitreux, lorsque le cheese (qui était fort moutarde et bien peu cuit) montra les signes d’une inquiétante tendance à la remontée. S’ajoutait à ce fâcheux sentiment, la prise de conscience soudaine d’un insistant fumet, odieuse conjugaison de relents d’urine, de sueur, de friture et d’haleines fétides. Il sortit au plus sacrant.

Une fois dehors, il se dirigea vers le port avec l’espoir que le vent, en chassant les odeurs, mettrait un terme aux propensions ascensionnelles de l’ignoble hambourgeois. Il marcha au bord du fleuve, escorté par une file de hangars aussi ennuyants les uns que les autres, tous pareils, épais et inutiles. Quand il se sentit assez loin, assez seul, il s’adossa à un bollard, jambes pendantes au-dessus du fleuve sombre, d’un brun opaque peu invitant. Il restait là à fixer la lune dans le blanc de l’œil. (…même le fleuve dégueulasse avait du charme s’il le regardait là où la lune s’y couchait en mouvantes micassures…)

Pénétré de la force paisible du fleuve, Grégoire reprendrait d’un pas traînant son errance, désormais satisfait de n’y trouver que le vide.

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